Un baiser emprunté sur ses lèvres entrouvertes, puis des pas étouffés par le tapis moelleux , sourds sur le parquet, froid de la nuit passée. Soudain, une lumière blanche se déverse dans le couloir, divisant ses jambes à hauteur de mollets, illumine la salle de bain bleue, le carrelage empli d’éclats pâles. S’approchant du miroir qui couvre le mur, le robinet chuinte, Dean, les mains en coupe, recueille l’eau, frissonnant lorsqu’il se frictionne le visage, chassant les traces de sommeil. Sec, il s’empare du rasoir et corrige le dessin de sa barbe. Les lumières jaunes fixées au-dessus de la glace teinte sa peau d’un rose soutenu. Derrière lui, l’air de l’appartement vibre du bourdonnement de la petite machine.
Regard sur son reflet, main poussant délicatement sa mâchoire vers la gauche, il vérifie sa taille, rectifie parfois, scrute à nouveau son image. Pendant qu’il avance l’appareil contre sa joue, tout à coup, un grondement retentit plusieurs étages plus bas. Les lampes s’éteignent aussitôt, la pièce s’efface, en un fracas, le rasoir s’éparpille sur les carreaux, Dean, immobile, les yeux sur un point près du sol, dirigés vers le bruit perçu. Un deuxième grondement frappe le bâtiment, provoque tremblements de ses jambes, la chute de son verre, tintements roulés et heurtés, convulsions des plinthes le long de l’appartement. Et un cri.
« – Dean !
– Lloyd ! »
Une lumière grelotte. De suite accompagnée d’un troisième grondement. Le mur s’est gonflé, le miroir, fendu, tombe en fragments aigus, la baignoire s’est relevée, le muret la contenant violemment écarté, d’autres éclats de carrelages rejetés autour, la paroi de verre brisée en trois morceaux, dévoilant des tuyaux tordus, l’un crachotant. L’appartement s’est incliné. Dean est agenouillé, un léger tournis envahissant sa tête. Mais les clameurs de Lloyd le projette à l’instant présent. Il se relève, titube, s’accroche étourdi au chambranle de la porte, plaquée contre le mur, et un nouveau grondement le propulse hors de la pièce. Les ampoules hésitent, prenant des pauses toujours plus longues. Ses paupières vacillent. S’aidant du mur, son épaule droite appuyée contre, Dean chasse vivement les particules qui gravitent devant ses pupilles , poursuit son chemin alors qu’un cinquième grondement, subitement, traverse l’édifice, entraînant des cascades de poussières et de morceaux de peintures, le craquèlement des cloisons dans des frottements granuleux.
« Lloyd ! »
Il repousse la porte et pénètre dans la chambre obscure, sans dessus dessous. Grondement supplémentaire, Dean vacille, glisse et, une fois de plus, s’écroule. Le plafonnier s’arrache, jetant sur le lit aux draps retournés, les tables de nuits renversés, la commode couchée, les murs fendus, un éclair. L’appartement se penche maintenant vers l’intérieur. Proche de sa tête, le réveil, à l’envers, sonne d’un désagréable bip, affichant quatorze quarante-trois dans un rouge fluorescent. Pas de Lloyd.
Il crie. Son prénom, Dean. Toujours. Sa voix provient de l’extérieur. L’équilibre perturbé, Dean se dresse, serrant inconsciemment entre ses doigts le réveil. Du seuil s’échappe une lumière puissante, extrêmement blanche. « Les secours », pense-t-il, une main ombrageant sa vue, aveuglée par l’éclairage. Écrasé par cette clarté, le couloir est sinistre : les rideaux translucides flottent dans une brume poussiéreuse, couvrent le vide, objets et débris gisent hasardeusement, des fentes, crevasses, brèches circulent sur toutes les surfaces. L’écho du réveil se répercute et se perd à l’extérieur, traversant les vitres brisées des fenêtres, opaque de blancheur. Au salon, canapé, fauteuils et table basse forment une barrière, le contraignant à l’escalader. D’un saut, il atterrit sur le sol qui craque sous ses pieds, mélanges de résidus de plafonds, de décorations, de pâtes sèches, farines et bonbons. Le grondement s’entend à nouveau, il se protège d’une pluie de poussières alors que le réveil semble accentuer son ton. La porte d’entrée, détachée de ses gonds, erre au milieu de la pièce, jonché d’ustensiles. Allongées sur le plancher, élevées sur les murs, étirées sur le plafonds, des ombres effilées l’encerclent. Sur le palier, l’ascenseur grince dans sa cage, et un autre grondement l’abaisse d’un demi-étage. Les murs s’effritent, des câbles suspendus s’agitent. Descendre l’escalier, tordue, les marches partiellement démantelées, la tête pleine de vertige, réclame une attention rigoureuse, agrippé à la rampe en morceau, tandis qu’un neuvième grondement bouscule l’immeuble, soutenus par les plaintes du réveil.
« Lloyd ! »
En bas, le dallage pastel pulvérisé crisse, les double-battants déformés filtrent la même lumière intense présente trois étages plus haut. « Lloyd ? » Il effleure la poignée, ouvre largement, enfin, sort. Dans la rue, un brouillard l’accueille, naviguant entre ses genoux. Aucune ville, aucuns projecteurs, son compagnon absent, uniquement une luminescence bleutée diffuse. Faiblement retenu par ses phalanges, son réveil se tait ; le silence, brutalement, envahit l’espace. Les chiffrent digitaux clignotent, indiquent deux, un, zéro, et leurs lueurs s’estompent. Au pied du building, Dean, seul, s’égare, à l’arrêt.
Au loin, face à lui, la voix de Lloyd résonne, l’appelle ; Dean se précipite, la façade vide s’évapore presque immédiatement. Plusieurs fois, Lloyd l’interpelle et Dean avance, court, accélère au milieu de cette nimbe bleu. Pendant un moment, il n’entend plus son homme, ralentit, pivote, tournoie et, décontenancé, s’immobilise. Une nouvelle apostrophe, il s’élance, trébuche et s’effondre. Paumes appuyées sur une surface polie et glacée, il rouvre les yeux, se rétablit et fixe, sous ses pieds, l’immense plaque de verre découverte par les filaments nébuleux qui s’écartent. Dessous, s’esquisse une chambre d’hôpital. Sa mère, à l’extrémité du lit, serre anxieusement la barre d’aluminium brillante, sa peau incolore tendue. À sa gauche, Lloyd maintient sa main dans la sienne, des larmes perlant de ses yeux sur ses joues. Ses lèvres remuent et le prénom se répand au dessus de la tête de Dean, disséminé dans tout l’espace. À sa droite, un ensemble de machines semble dormir. Dans l’encadrement de la porte, un médecin et deux infirmières. Esseulé dans l’aire libérée du brouillard, ses paupières, lourde, se baissent. Il comprend.
Du plus profond de son ventre, la colère jaillit. De rage, Dean s’abat, frappe de ses poings le sol, chaque coup lançant, autour d’eux, en tout sens, des fissures qui se fendent, s’élargissent en failles, fragilisent son socle. Furieusement, il assène, tape, cogne, et, dans un assourdissant éclat de tonnerre, les fractures cassent et l’entraînent dans leurs chutes.